Nous sommes en Polynésie Française en ce début mai, et la situation sanitaire générale dans le bassin du Pacifique stagne depuis de longs mois. La plupart des pays maintiennent leurs frontières fermées, et les distances ne cessent d’augmenter entre deux escales.
Mais plus la saison avance, plus notre détermination de poursuivre notre tour du monde passe progressivement pour du radicalisme… ! Au fil des semaines, un fana-nau-tisme extrême grandit peu à peu dans nos esprits, et nous pousse à imaginer traverser jusqu’à la première escale disponible : l’île de La Réunion. Un voyage de 10.000 miles à travers l’Océan Pacifique et Indien.
Ce 08 juin, l’émotion est palpable. Jamais nous n’avions imaginé entreprendre autant de miles sans escales ! Mais après un mois de préparation, le cœur serré, nous larguons enfin les amarres de la petite marina d’Uturoa sur l’île de Raiatea. Nos amis agitent leurs bras au loin, nous sortons de la passe sous un grain, avant de voir Maupiti disparaître à l’horizon…
Ce départ est un peu particulier car pour la première fois de notre vie, nous quittons officiellement un territoire dont les frontières sont fermées à toute entrée ! Envisager faire demi-tour aujourd’hui est donc impossible sauf pour avaries, ce qui ajoute un peu d’anxiété à ce long voyage. Mais une question me guidait tout au long de notre préparation ; si nous avions pu naviguer 26 jours vers les Marquises depuis le Panama, quelle était la raison de ne pas pouvoir envisager 80 jours vers La Réunion ?!
15 jours se sont écoulés et nous sommes 200 miles à l’Ouest des îles Fiji. Le passage en territoire Tonga avait été tranquille, avec des conditions légères, et les quelques atolls aperçus au loin avaient été comme une récompense. Ces longues plages inhabitées vues à travers nos jumelles nous laissaient rêveurs… Encore plus lorsqu’elles étaient illuminées d’un soleil rougeoyant, les reflets orangés se dispersant ça et là dans les cocoteraies.
L’archipel du Vanuatu est encore à 500 miles de notre position mais les conditions météo sont en pleine mutation. La houle s’amplifie, un régime de grains soutenus s’installe, et les prochains jours marqueront le passage de plusieurs dépressions.
Ce 24 juin à 18h, après 2452 miles parcourus en 16 jours, ROXY part brutalement à l’abatée, et se couche violemment, roulée par une déferlante. La vaisselle s’écrase au sol, le contenu des bannettes se vide instantanément dans un bruit infernal. Je manque de passer par-dessus la table du carré tandis que Caroline échappe de justesse à une chute douloureuse. La girouette vient de lécher l’eau et pour cause, le pilote n’est plus connecté au secteur de barre. Une soudure vient d’exploser, et c’est dans une houle de plus de 4 mètres que nous sortons les outils afin d’imaginer une réparation au plus vite. Il reste environ 7500 miles jusqu’à destination et on se voit mal les parcourir en se relayant à la barre sans interruption…
Les premières îles du Vanuatu ne sont plus qu’à 200 miles, et nous tentons de rentrer en contact avec les autorités. C’est finalement le Consul Belge au Vanuatu, Monsieur Éric Kerres, qui prend les choses en main. Après avoir dérivés pendant deux jours, on obtient finalement l’autorisation de rallier la capitale à Port Vila, au Sud de notre position. 72 heures auront été nécessaires pour effectuer une réparation, sans pouvoir débarquer à terre malgré un test PCR négatif effectué sur place. L’opération était d’ailleurs amusante : un agent des services de santé emmitouflé de la tête aux pieds dans une combinaison stérile, tendant l’énorme coton-tige au bout de son bras. Et puisque la procédure ne permettait pas aux Vanuatais de se mettre à couple, pour éviter tout contact avec notre voilier, l’agent profita d’un bref instant d’alignement pour enfourner l’instrument au fond des sinus, moi qui me tenais par le galhauban vers l’extérieur du bateau, les narines au vent… Au bout de 3 jours, nous avons repris la mer dans des conditions de vent et de houle fortes. Le ciel menaçant, la petite île de « Efate » s’éloignait rapidement tandis que l’on s’enfonçait avec un front dépressionnaire en pleine Mer de Corail. Cette traversée vers le détroit de Torres fut difficile ; nous n’avons eu aucun répit. Des grains d’une violence inouïe, souvent avec des hausses de vent de plus de 20kts par rapport au vent moyen, des bascules de plus 60°, des déferlantes qui s’effondraient parfois au milieu du cockpit nous fauchant au passage. Je me rappelle avoir été projeté au sol en pleine nuit alors que j’étais en train de barrer, m’accrochant à ma longe tandis qu’un torrent d’eau fraîche me passait sur le corps… Le son de la lame qui s’écrase dans le noir me laissait un frisson le long de mon dos quelques secondes encore après le choc. Dans ces conditions, il n’est plus permis de nier que la vie à bord devient rude. Il n’est bientôt plus possible d’avoir des vêtements secs, nos couchettes sont saturées d’humidité, le sel est partout et nous lions une intimité privilégiée avec cette moiteur environnante.
En mer depuis 35 jours, le 14 juillet sonne le retour de la navigation tropicale. Il est passé 01h30 du matin lorsque nous passons les dernières marques latérales au large de « Goods Island ». Le détroit de Torres est derrière nous et la Mer d’Arafura s’offre paisiblement devant l’étrave. Mer plate, vent léger et stable, les nuances bleutées du spi dansent fièrement en tête de mât et commence le survol quotidien de la « Australian Border Force ». Echanges radio très aimables, nous sentons de suite que même un pédalo à la dérive ne pourrait échapper à leur vigilance ! Le retour du soleil est une bénédiction, chaque heure d’ensoleillement est mise à profit pour laver et assécher ce qu’on peut. Depuis Raiatea nous pouvons enfin nous reposer correctement et reprendre des forces avec une pêche abondante, ce qui ravi l’équipage et en particulier notre petit fauve, qui remet depuis peu ses coussinets sur le pont !
Bien que nous ayons eu une météo tout à fait paradisiaque, La mer de Timor et la navigation le long de l’Indonésie ne fut pas de tout repos. Les pêcheurs sont nombreux et aucuns d’entre eux ne possèdent des feux de navigation ou même l’AIS. Ce qui rend la navigation difficile compte tenu de leurs embarcations minuscules, visibles à peine à 2 miles de l’étrave. Les DCP -Dispositif de Concentration de Poissons- font presque la taille de notre bateau, et ajoutent un peu d’anxiété car ils ne sont évidemment pas éclairés de nuit ! Mais déjà nous nous rapprochons de « Christmas Island » et la houle profonde venue du Sud nous introduit dans l’Océan Indien. Cette transition fut douce, du moins jusqu’aux îles « Cocos Keeling », où nous avons fait la connaissance avec l’Indien, le vrai, en ce 52ème jour de mer.
Le furieux qui tient dans la main droite son tomahawk et dans l’autre son futur scalp. Et pour éviter que ce soit le nôtre, nous avons illico ajusté la garde-robe afin de passer au mieux dans ses moments de colère. L’orange vif du tourmentin a donc pris la place du foc et ce petit bout de toile est désormais la seule couleur vive dans cette grisaille environnante. Lui qui n’avait plus vu la lumière du jour depuis les îles Canaries, on a (re)goûté aux joies d’aller endrailler ce string enfui dans nos cirés, bottes aux pieds, le sac à bonbons bien accroché.
Cela étant, ces coups de vent à plus de 35kts restent « agréables » car ils sont subis de plein largue et soufflent la plupart du temps avec beaucoup plus de stabilité que dans l’Océan Pacifique. En moyenne ils ne durent pas plus de 3 jours d’affilée, ce qui reste confortable si on fait abstraction du froid que ces vents du Sud apportent avec eux… L’air vient de l’Antarctique, gorgé d’humidité, et pénètre lentement les os. Jusque dans les moindres articulations. Le ciré est de sortie de jour comme de nuit, les polaires sont sortis du fond des équipets et prendre une douche dans le cockpit devient progressivement un acte de bravoure… Nous ne cessons de nous éloigner de l’équateur, en plein hiver austral, et finissons par apercevoir après 68 jours sans mettre pied à terre et 9800 miles parcourus, les contours illuminés de l’île de La Réunion. L’émotion nous submerge, mais d’une étrange façon… Une part de nous semble être restée en mer, on quitte bientôt ce désert inhospitalier et pourtant notre regard porte le plus souvent vers cet environnement si envoûtant. Le Large est définitivement un virus dont on ne peut guérir totalement, même si la féérie des illuminations le long des côtes en cette nuit du 16 août symbolise l’arrivée d’un voyage peu commun, provoqué par une situation qui l’est encore moins.
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